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Gaza : à bord de la Global Sumud Flotilla, c’est toute l’humanité qui a embarqué

2025-09-26 01:26:27 - Sur le quai du port de Gammarth, dans la banlieue de Tunis, dimanche 14 septembre, Sannah, Mustafa et Mourad, membres actifs de la délégation tunisienne de la Global Sumud Flotilla, regardent partir le « Mia Mia ». C’est le premier voilier affrété par un pays du Sud à prendre la mer pour rejoindre ceux partis dix jours plus tôt de Barcelone. Sannah ne parvient pas à retenir ces larmes. Le pari est gagné et il ne l’était pas d’avance. « Merci, merci ! » crie-t-elle aux deux marins français qui, depuis une semaine, se sont acharnés, jour et nuit, à préparer ce bateau pour qu’il puisse enfin voguer vers les côtes gazaouies. 

« L’avenir cédant à l’espérance, leur rêve engrènera le réel », professait Andrée Chedid, rendant hommage à ceux qui, malgré les obstacles, croient, rêvent et agissent. Des porteurs d’espoir, ce sont ces femmes et ces hommes qui ont embarqué à bord des navires de la Flotilla, depuis la fin du mois d’août, dans le but de rejoindre Gaza par la mer pour faire cesser le génocide des Palestiniens piégés dans l’enclave dévastée.
 
Une sorte de brigade internationale du XXIe siècle
 
Personnalités, élus, syndicalistes, militants associatifs… Plus de 300 femmes et hommes, venus de quelque 45 pays, ont embarqué à bord des bateaux de la flottille.
 
Le journal « L’Humanité », à bord du voilier « Mia Mia », en a rencontré quelques-uns, au cours des différentes escales, à Barcelone, dans les locaux de l’Union générale de travailleuses et travailleurs catalans, à Tunis dans les hôtels où se sont tenues les journées de formation des participants des pays du Sud ou encore dans le port sicilien de Portopalo, où la jonction s’est faite entre ceux partis d’Espagne, de Tunisie et ceux qui ont pris la mer en Italie…
 
Ils ont des profils différents mais forment, toutes proportions gardées, une sorte de brigade internationale du XXIe siècle, comme celles qui, en 1936, ont tenté de contrer la révolution fasciste en Espagne.
 
Parmi eux figurent la médiatique militante suédoise Greta Thunberg ou le Sud-Africain Mandla Mandela, petit-fils du leader de la lutte contre l’apartheid, Nelson Mandela. Au-delà de ces personnalités emblématiques, de nombreux acteurs politiques venus d’Afrique, d’Asie, d’Europe ou d’Amérique ont également intégré les équipages de cette flotte anticoloniale. En France, les députés Rima Hassan, Mélissa Camara, Thomas Portes, Marie Mesmeur et Emma Fourreau ont annoncé leur participation.
 
En montant à bord, « j’ai pris l’une des décisions les plus importantes de ma vie », a pour sa part confié Luizianne Lins, députée brésilienne et dirigeante fédérale du Parti des travailleurs. « J’ai essayé tout ce qui était réglementairement permis pour résister à la complicité de notre gouvernement dans le génocide, sans voir de changement de politique. Je pense qu’il est nécessaire d’entreprendre des actions pacifiques et directes », a indiqué le député irlandais Paul Murphy, avant de prendre la mer, rejoint par la députée suédoise Lorena Delgado Varas, l’Argentine Cele Fierro, du Mouvement socialiste des travailleurs, ou le Polonais Franciszek Sterczewski.
 
Plus de 120 élus d’une trentaine de nationalités
 
Au total, plus de 120 élus issus de plus d’une trentaine de nationalités, faisant partie des équipages de la Global Sumud Flotilla, ont signé une déclaration commune appelant à l’ouverture d’un « couloir humanitaire immédiat », la « protection de l’action de la société civile », « la fin de l’utilisation de la famine comme arme de guerre » par Israël.
 
Ils ont également rappelé que « le droit international humanitaire oblige tous les États à protéger les civils dans les zones de conflit et à permettre l’acheminement de l’aide humanitaire » et que « toute occupation est illégale au regard du droit international ».
À leurs côtés, des personnalités du monde artistique ont également pris le large. Pour l’acteur espagnol Eduard Fernández, « les artistes doivent parler et dénoncer ce qui se passe, même si cela dérange ou crée des tensions. » Un point de vue partagé par Cédric Caubère, secrétaire général de l’UD-CGT de Haute-Garonne, pour qui les participants de la flottille sont « tous unis dans une logique de justice sociale. »
 
Pour Alexis Deswaef, vice-président de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), avocat au Barreau de Bruxelles, sa propre participation est ainsi une « réponse citoyenne à l’inaction de nos gouvernements face à ce génocide diffusé en direct sur nos téléphones portables, avec la famine organisée par l’armée d’occupation israélienne et un nettoyage ethnique en cours sous nos yeux ».
 
Chaque équipage se retrouve en microcosme
 
Une fois en mer, à bord des voiliers, chaque équipage se retrouve en microcosme. Les responsabilités ou la notoriété des uns et des autres n’ont plus vraiment d’importance. On gère ensemble le mal de mer, la promiscuité, la préparation des repas dans une mer parfois agitée ou le dysfonctionnement de la pompe d’une toilette… tous dans le même bateau. « Sur les bateaux, c’est très égalitaire, confiait ainsi l’actrice française Adèle Haenel lors d’un duplex à la Fête de l’Humanité, avant son départ. Tout le monde participe à la vie à bord. »
 
Pour faire avancer le bateau, la nuit, les marins du « Mia Mia » – sur lequel « L’Humanité » a embarqué après avoir dû quitter le « Bianca », à la suite d’une avarie de barre – organisent des quarts de trois heures. Durant chaque période de veille, le marin en responsabilité du navire est accompagné de deux des passagers. À la levée du jour, le 15 septembre, Carles, un loup de mer espagnol à la barbe blanche, arrive à la fin de son tour de garde.
 
Avec lui, sur la banquette du cockpit, Ghassan, un imposant tunisien d’une trentaine d’années, n’a pas réussi à rester éveillé… « Vient prendre la barre, le temps que je descende faire chauffer de l’eau », lui lance le marin pris d’une forte envie de café. Il faudra à plusieurs reprises rappeler le cap à tenir au barreur en herbe, mais ce fut un vrai temps de répit pour Carles.
 
Les longues nuits de navigation sont aussi des temps de partages et de confidences. Au large de la Sicile, le 18 septembre, dans une mer assez formée, Ayman, un jeune journaliste engagé, membre du Parti des travailleurs communistes tunisiens, est à son tour allongé dans le cockpit. Emmitouflé dans son sac de couchage, il écrit sur son téléphone. Le capitaine est à la barre.
 
Tous deux essuient quelques paquets de mer avant que le jeune Tunisien fasse lire au barreur le fruit de ses pensées nocturnes : « Aujourd’hui, alors que je me trouve en pleine mer, à bord d’un navire équipé qui nous protège des caprices du temps, je ne peux m’empêcher de penser aux « harragas » (exilés traversant la mer sur des bateaux de fortune – NDLR). (…) Depuis le large, je veux porter leur voix : les harragas ne sont pas de simples chiffres. Les harragas, ce sont nos enfants, nos frères, des jeunes qui méritent de vivre dans la dignité et la sécurité. »
 
Une flottille qui doit aussi faire face à des défis internes
 
La flottille est elle-même traversée par les injustices prégnantes qui existent entre le Nord et le Sud. À son arrivée au large des côtes italiennes, dans la nuit du 18 au 19 septembre, une première réunion en ligne a lieu entre les capitaines et les coordinateurs à bord des navires venus d’Espagne et de Tunisie et ceux venant à peine de larguer les amarres en Sicile.
 
Ces derniers sont pressés de prendre le large, malgré le mauvais temps annoncé. Les premiers préféreraient reprendre des forces le temps que passe la tempête qui s’annonce. « Je ne suis pas marin et je laisse les capitaines prendre leur décision, dit un responsable de la délégation tunisienne à son tour de parole. Mais si les gros bateaux sont plus sûrs et sont les seuls à pouvoir affronter le gros temps, il faudra faire en sorte que des représentants des pays du Sud soient présents dans ces embarcations. Ce n’est pas le cas pour l’instant. Je me demande pourquoi et je le dénonce. »
 
Au sein de la flottille, certains navires sont en effet plus imposants que les autres ou mieux adaptés pour affronter une mer houleuse. Ce sont eux qui ont embarqué le comité de pilotage de la Global Sumud et quelques personnalités publiques. Laissant un goût amer aux délégations des pays du Sud, qui ont parfois le sentiment que peu de place leur a été laissée à bord.
 
Fidaa, la coordinatrice du « Mia Mia » est de la conversation. C’est une travailleuse humanitaire, militante du Parti patriotique démocrate de Tunisie. Le regard chargé de déception, elle acquiesce : « Je suis d’accord avec ce qui vient d’être dit. »
 
Des interrogations et des inquiétudes
 
Des identités vraiment différentes se côtoient. Sur les bateaux partis d’Espagne, par exemple, on fait attention à respecter les militants qui ont fait le choix de préceptes végans. À bord du « Mia Mia », au contraire, on pêche volontiers pendant les périodes où la mer se calme. Dans la première soirée de navigation, l’équipage du « Mia Mia » a ainsi sorti cinq petites bonites, un poisson proche du thon. « C’est la mer qui nous encourage dans notre mission », lance l’un des marins.
 
Autant de moments de plaisir partagés, donnant un peu de répit à l’équipage, toujours marqué par les attaques de drones incendiaires contre deux bateaux de la flottille, à Tunis. Tous appréhendent aussi la réaction des autorités israéliennes lorsqu’ils arriveront aux larges des côtes gazaouies.
 
Régulièrement la conversation y revient. Seront-ils interpellés comme ceux qui étaient à bord de l’« Handala » et du « Madleen », les mois précédents ? Ou le nombre d’embarcations fera-t-il la différence au point de leur permettre, cette fois, d’acheminer le matériel humanitaire embarqué ? À cette étape de leur mission, personne n’est capable de répondre à la question.
 
À bord du « Mia Mia », l’humour de Mohamed Amine Hamzaoui offre des temps de respiration bienvenus. C’est un artiste reconnu en Tunisie. Rappeur et acteur de cinéma, il rêve de venir faire du stand-up en France. « Je n’ai pas de limites, confie-t-il à « L’Humanité ». Mes chansons et les interviews que je donne choquent souvent ceux qui ont une vision traditionaliste de la société. Quand j’ai commencé le théâtre, on pouvait répéter pendant un an une pièce avant de la jouer et se voir interdit de représentation. Ben Ali avait mis en place un système où chaque pièce devait être vue par un comité de censure avant de pouvoir se produire. J’ai commencé à être reconnu pendant la révolution tunisienne et aujourd’hui encore mes chansons dénoncent les errements du système. »
 
« Le colonialisme israélien n’en a plus pour longtemps »
 
C’est lorsqu’il tient la barre, le regard fixé sur l’horizon, qu’Ismaël se lâche. Cet ancien forestier amoureux de la mer était lui aussi à bord du « Bianca ». Par la suite, pendant près d’une semaine, il a travaillé à la préparation du « Mia Mia » avant d’embarquer à son bord. Pour lui, la flottille est en train d’écrire l’histoire.
 
« C’est la flottille de l’humanité, répète-t-il régulièrement. C’est la flottille des peuples qui s’émancipent et refusent de continuer à vivre dans un monde de guerre et de domination. Le colonialisme israélien n’en a plus pour longtemps. Et cette fois, ce sont les peuples unis qui ont décidé de dire stop. Et nous le ferons encore pour d’autres causes. La machine est lancée. Les peuples indignés par ce qui se passe dans n’importe quelle partie du monde peuvent s’unir et imposer autre chose. » Ismaël est prêt à donner plus que de son temps à ce projet : une sorte d’internationale des peuples émancipés dont la flottille pour Gaza serait la genèse.
 
Les équipages de la Global Sumud Flotilla forment bel et bien une population tout aussi complexe et hétérogène qu’unique et novatrice. Elle constitue une partie du monde encore méconnue, cette partie du monde « à découvrir ensemble » chère à Édouard Glissant. « L’Humanité » a embarqué à ses côtés.
 
Article de Émilien Urbach-Photo: FETHI BELAID / AFP

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